« Évidemment, comptez sur moi ». Et je raccroche. Au bout du fil, Salomé de chez Kessel me propose de participer à un projet de rédaction pour lequel plusieurs auteur.e.s ont été sollicités. Le concept ? S’exprimer sur une thématique commune : « demain il sera trop tard ».
J’oublie de lui dire, dans un élan d’égo, boostée par la requête, que je suis dans une période de ma vie où je dois choisir entre m’épiler la moustache et plier le linge. Et qu’un texte supplémentaire à rédiger pour la semaine prochaine pourrait bien être la tache de trop sur ma toudou. Laura, 35 ans, morte asphyxiée sous le poids de sa charge mentale.
Le thème ne me parle pas plus que ça, et la grande procrastineuse que je suis est même plutôt du genre à penser qu’aujourd’hui ou demain c’est la même chanson. J’ai bien des idées, mais pas certaine qu’elles aient la pertinence requise par l’exercice. Demain il sera trop tard pour payer la crèche. Trop tard pour envoyer mon colis Vinted. Trop tard pour vider la machine à laver, je hais l’odeur du linge mal séché.
Me lancer dans une épreuve environnementaliste ? Impossible. Demain il sera trop tard pour agir, notre planète est en feu. Alors que je remplis parfois mes gourdes avec de l’eau en bouteille et qu’il m’arrive de m’endormir sous la douche. Je ne suis pas toujours la plus écolo (j’y travaille au quotidien promis) mais je ne me targue d’aucun combat que je suis incapable de mener.
J’étais sur le point d’écrire à Salomé, mon égo gonflé plus haut désormais en lambeau « je jette l’éponge avant d’essuyer les plâtres. Je n’ai pas le début d’une idée. Adieu ». Mais le même soir, après avoir posé mon fils dans son lit puis quitté la chambre en apnée, je suis allée m’étaler quelque part, un peu sur le canapé, un peu sur mon mari. J’ai négocié un épisode de Dubaï Bling, en vain. Je me dope à la téléréalité, c’est pas ma plus grande fierté mais c’est assumé. Une passion non-partagée avec l’époux qui me dit sans plier « tu vas finir aussi superficielle qu’eux ». Ce à quoi je réponds que cette théorie n’est en rien valable et que quand il mange du Cabécou il ne se transforme pas en chèvre. Alors j’ai scrollé comme un être vide d’ambition les images offertes par Instagram en même temps que Jean-Michel Aphatie (sympathique par ailleurs) en arrière fond filait des céphalées à deux millions de français de ses logorrhées sans chute.
Mon algorithme m’a plutôt bien cernée, je déroule sur les recettes de pancakes japonais, les bien fluffy, sur les chihuahuas avec la gueule en biais, les rénovations de maisons et les actualités relatives aux violences conjugales. Soudain, mes yeux, dressés à encaisser le décompte des féminicides, s’arrêtent sur cette information : Une femme de 44 ans est décédée sous les coups de son conjoint. Quelques heures avant le drame, la police était intervenue au domicile du couple après un coup de fil passé par les voisins inquiets. Elle est le 31ème féminicide de 2024 et sa mort remonte au 26 février. Moins de deux mois, trente et un cadavres de femmes.
Demain, il sera trop tard. Je ne vais pas m’étaler, je le suis déjà assez sur le canap’, mais je l’ai l’endroit où l’hurler : DEMAIN IL SERA TROP TARD. Sur le palier de cet appartement où les agents de police sont venus juste avant que cette femme ne se fasse tuer. Le papier publié par TF1 info raconte « sur place, ces derniers n’avaient constaté aucune blessure et la femme n’avait pas sollicité leur aide. »
Je lis ça, consternée, en colère, triste, très.
Comment peuvent-ils encore, en 2024, se contenter de faire ding dong à la porte puis demander si tout va bien avant de rebrousser chemin et repartir dans leur Peugeot grise ? Que se sont-ils dit ?
Sur place, l’ont-ils faite sortir de l’appartement ? L’ont-ils prise à l’écart de son mari pour lui parler ? Mari déjà condamné en 2014 pour des faits de violence sur sa précédente compagne. Ou ont-ils attendu qu’elle ose un « bonsoir messieurs, je vous remercie d’être venus, mon mari a l’intention de me tuer ce soir en me frappant jusqu’à ce que mon cœur s’arrête donc si vous pouviez le foutre au mitard pour les trente prochaines années je vous serais bien reconnaissante ».
« Elle n’avait pas sollicité leur aide ».
Les voisins ont appelé, l’homme était connu pour être violent, que faut-il de plus ? Et surtout, n’est-on pas censé savoir que la peur se manifeste comme ça ?
Par le silence.
Rire ou pleurer ? Choix cornélien.
Refaire l’histoire et leur fendre les tympans : DEMAIN IL SERA TROP TARD. Demain elle sera morte. Froide et sans futur. Demain il aura décidé pour elle que sa vie s’arrête là, à 44 ans, sous la rage et l’emprise. Demain une famille entière sera anéantie. Demain, il sera trop tard, vous devrez vivre avec ça sur la conscience. De ne pas avoir fait votre boulot comme il fallait. D’avoir sonné chez des gens comme pour leur vendre le calendrier des éboueurs. Pour cocher la case « on est passé ». Sans chercher à sauver cette femme.
Demain il sera trop tard pour elle puis pour une autre, et encore une autre, et encore une autre.
Je ne dis pas ici que tous les policiers / gendarmes sont incompétents mais je continue de penser que les formations au sein des commissariats concernant la manière de traiter les victimes de violences conjugales (même si elles existent et qu’il y a du progrès) sont ni assez nombreuses ni assez pertinentes. Je vous invite à regarder le documentaire imaginé par Sarah Barukh, il dynamite les idées reçues autour des violences conjugales et gagnerait à être diffusé dans les écoles, les commissariats, les entreprises…
Et si quelque part, vous vous êtes déjà demandé – ne serait-ce qu’une fois – si demain il ne sera pas trop tard pour vous ou pour quelqu’un que vous connaissez ; parlez, ne vous isolez pas, il existe des associations qui font un travail incroyable.
Vous n’êtes pas seule et pour partir, il n’est jamais trop tard.