Camalès

Mamie est partie. Trois mots jetés par ma sœur le 4 mars dernier, au bout du fil et du rouleau. Et cette nouvelle dont je n’ai pas su quoi faire sur l’instant, moi qui me croyais pourtant prête. J’étais à ses côtés deux heures plus tôt.

Les Murs
5 min ⋅ 15/01/2024

J’ai raccroché, empoigné ma tasse chaude, laissant les ondes bruler superficiellement la peau de ma paume et j’ai vidé le lave-vaisselle en imaginant mon cœur à la place du Siemens et les souvenirs transformés en assiettes. Vider et ranger. 

9 mars 2023.

Nous traversons des villages gris, les volets sont fermés et il n’y a que des chats dans les rues. Jérôme regarde la route et me fait l’immense confort de ne pas chercher à parler. Nous arrivons un peu avant quinze heures devant le haut portail en fer, sur ce parking où se garent les voitures des malheureux. 

J’ai toujours détesté les cimetières. Bien au-delà des carcasses qui reposent sous les semelles, au-delà du chagrin, de la détresse, c’est le reste. Les petites choses. Les fausses fleurs en plastique jaunies par le temps, le terne partout, les affreuses plaques en marbre adressées au tonton, au grand-père ou à l’enfant. C’est le silence. 

Josette Louise va être enterrée ici, dans son village de Camalès. Papi est déjà dans le tiek, bien amoché par les années passées, s’effritant au gré du temps en attendant patiemment qu’elle rapplique.

Ça fera au moins un heureux aujourd’hui. 

Le retrait de la dalle sur la fosse pour y plonger la caisse en bois avec mamie dedans ne m’émeut pas plus que ça. Je regarde autour de moi les larmes rouler sur les joues – fanées pour beaucoup - qui me cernent et je pense alors que certains vivants me filent davantage le cafard que les morts. Il y a la famille, proche et moins proche, toutes ces pommes étrangères et sans âge qui me connaissent, ces têtes que je ne reconnais pas, un gang de brushings mauves et de crânes nus, globes derrière gros foyers qui m’observent comme si je n’avais pas changé depuis l’époque où je séparais mes Prince en deux pour gratter le chocolat avec mes dents de devant. Je reconnais que la toxine que j’impose à mon front deux fois dans l’année fait plutôt bien le taf, mais quand même, j’ai 36 ans et je ne suis plus une enfant. 

J’aime les églises, l’odeur, les dorures, les anges et le froid qu’il y fait. J’aime faire bruler un cierge après avoir craqué une longue allumette, m’assoir sur un de ces bancs étroits et attendre là, rester un peu et remercier. J’aime l’église mais je n’aime pas tellement les gens qui la font, les curés, les enfants du cathé et les foutus culs bénis de ce bled. 

Il faut jeter une rose sur l’orme et se faire des bises à la queue (vous m’avez compris) mais je ne peux plus attendre, je dois faire pipi. Je suis dans mon sixième mois de grossesse, ressentis 93 et ma vessie se remplit plus vite que le nez de Palmade. Et je n’aime pas les bisous. 

Je marche d’un pas rapide jusqu’à la maison. 

Ça sent le vieux dedans, ou l’humidité. C’est une grande bâtisse en pierre pas très jolie. Même plutôt moche. Cette maison c’est mon enfance et c’est bien plus que ça, alors je la trouve fabuleuse forcément, plus qu’un palais royal, plus qu’une villa sur la côte, plus qu’un château en Espagne. Pathétisme du syndrome ma maman c’est la plus belle, entendu dans la bouche de certains enfants dont l’amour a phagocyté toute objectivité au profit d’une vérité qui est la leur, approximative certes, mais la leur. Ne pas voir les dents de traviole, le nez comme une Bintje, les cheveux secs ou même les gras, ne pas voir la peau qui suinte et les yeux rapprochés. Voir juste le beau. 

Je suis assise sur les toilettes dont la cuvette gelée me fait l’effet d’une cryo au rabais. Mes yeux fixent le papier peint rose délavé, les fleurs dessus, celles que j’ai toujours vues mais jamais regardées. Et comment une simple tapisserie de mauvais goût restée insignifiante pendant trente-cinq ans me force soudain à contenir mes larmes pour ne pas laisser couler le mascara sur mes joues renflées par les hormones. Je fixe et je ramasse. Les souvenirs de mon enfance. De ces heures passées à jouer, à raser la tête des poupées, à inventer des mondes en mâchant des crocos qui piquent. Des chiens du village, des chats dans le jardin. Des centaines d’images que j’ai ici chez mes grands-parents, les vers luisants dans les herbes hautes, les goûters sur le banc en pierre, la corde à sauter dans les graviers, les apéros sous le noyer, les premières clopes sur la galerie, les repas à trois tables, les chants des anciens, les soirées à regarder les étoiles, Interville, Fort Boyard. Le marché de Vic, les courses au Champion, les matins à l’odeur de café flotte et de pain grillé, le plancher qui craque, les oiseaux qui chantent. 

Il n’y en aura plus. Des journées à sauter dans la piscine avec les cousins sans jamais s’en lasser. Les séparations à la fin des vacances sans jamais s’enlacer. Parce que les enfants ne comprennent pas tellement l’importance des je t’aime, pas plus qu’ils ne voient celle du temps qui passe. C’est d’ailleurs bien cette immortalité irrécusable qui rend l’âge tendre si précieux. 

J’ai mal au cul et au cœur. 

Je décide de quitter ces wc et la maison mais d’abord je vais regarder la chambre dans laquelle j’ai dormi tant de fois avant que tout ne disparaisse. Je m’arrête devant le grenier et je décide d’en pousser la porte du pied. J’y ai toujours eu peur, encore aujourd’hui. J’ai pourtant 36 ans et je ne suis plus une enfant. Je veille à laisser ouvert derrière moi en prenant bien soin de retirer la clef dessus pour ne pas que quelqu’un – qui ? - m’y enferme et que je meure de faim et de froid en boule sur le parquet au milieu des vestiges, des coussins de poussière et des fouines. Oui il y a des fouines, on ne les voit jamais mais on les entend la nuit. 

Je suis allongée sur le sol et dans un mouvement presque sacré je tire quelques cartons cachés sous les étagères pour voir ce qu’ils cachent. Un épais tapis de moutons gris s’est installé et avec la paume de ma main sur laquelle j’ai fait remonter ma manche comme une lavette, j’en balaie la surface. Des petites voitures, des outils, des pellicules, des articles de presse qui parlent d’elle, mamie était chanteuse, de la vaisselle, des vieilles fringues, il y a de tout, surtout de rien. Et puis j’ouvre cette boite, remplie de vinyles et de prospectus. Il y a deux disques à l’intérieur, en plusieurs exemplaires. Sur l’un, elle est de profil, une guitare dans les bras. Sur l’autre, elle est de face et relève son col, pour l’allure ou parce qu’il fait froid. Froid comme dans l’église tout à l’heure. Je me souviens avoir déjà vu ces deux clichés mais pour la première fois je les regarde. Elle était si jeune, elle avait ce regard plein d’assurance, amoureux, vivant. On oublie des vieilles personnes qu’elles ont été un jour autre chose que des vieilles personnes. Qu’elles nous ont ressemblé, qu’elles avaient des passions, d’autres préoccupations que le montant des factures, le feu dans le poêle et le confort des pantoufles. J’adore ce mot. Je réalise alors, devant ces archives qu’il me reste d’elle, que je ne me suis jamais vraiment intéressée à sa vie. Quand Josette Louise n’était pas ma grand-mère. Ça aussi, c’est finalement assez symptomatique d’une hiérarchie de l’âge et des statuts au sein des familles, si tu es ma mamie tu n’es que ça. Sur l’instant je me trouve égoïste, nulle, et je ressens – trop tard – l’envie de lui poser toutes ces questions qui d’un coup m’assaillent. Je lis sur les pochettes le titre des chansons chantées par elle, que nous n’avons jamais écoutées d’ailleurs. 

À chacun sa fleur, Retrouvailles, Une fille s’en allait, Les Murs…

Les murs, lesquels ? Les quatre en bois puis en pierre qui hébergent son corps mort ? Les murs de cette maison qui ne sera bientôt plus la nôtre ? Les murs de son cœur ? De sa vie ? Lesquels… Je reste quelques minutes assise-là, à imaginer ce que peuvent bien vouloir dire ces titres. Ce qu’ils évoquent, de quoi ils témoignent, ce qu’ils racontent ou ce qu’ils gardent en secret. 

Je prends deux vinyles avant de fermer la porte pour regagner la salle des fêtes sans fête et les convives à la panse gonflée comme les yeux. Sur les quelques mètres qui me séparent d’eux je réalise alors que tout m’échappe et les larmes plus tôt contenues dans les chiottes décident de forcer le passage. Je pleure comme une petite fille au milieu de cette rue, avec mon ventre comme une balle et l’envie que tout redevienne comme avant. 

 Et celle de faire pipi, putain. 

 

Le 8 septembre 2023, après plus de 100 ans dans la famille et parce que nous n’avons pas eu d’autre choix, la maison de Camalès a été vendue. Je pense très souvent aux gens qui écrivent désormais leur histoire entre ces murs…

De mon côté, en hommage à ceux qui ne nous appartiennent plus et à cette chanson qu’elle chantait, Les Murs s’érigeront ici.

 

 

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Les Murs

Par Laura Isaaz Thion

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